Alors qu’aucune nouvelle classe d’antibiotiques n’a été commercialisée depuis plus de 30 ans et que les bactéries présentent de plus en plus de résistances aux médicaments, des chercheurs de l’Université McMaster, au Canada, quantifient l’activité antibiotique de 18 cannabinoïdes issus du chanvre cultivé (Cannabis sativa). Dans une étude publiée le 4 février 2020 dans le journal American Chemical Society Infectious Diseases, ils révèlent en particulier qu’un composé appelé cannabigérol (CBG) présente une activité antibiotique élevée à laquelle serait sensible un groupe de bactéries particulièrement problématiques : les staphylocoques dorés (Staphylococcus aureus) résistants à la méticilline (SARM). Cette découverte n’est cependant pas suffisante pour conduire directement à la mise sur le marché d’un médicament : par exemple, la toxicité de la molécule, son devenir dans l’organisme ainsi que son efficacité doivent encore être précisés.
Étudier l’activité antibiotique de 18 cannabinoïdes
“On sait depuis longtemps que Cannabis sativa contient des cannabinoïdes antibactériens. Cependant le potentiel de ces composés dans la lutte contre la résistance aux antibiotiques n’a été étudié que superficiellement“, indique un communiqué de l’Université McMaster paru le 28 février 2020. C’est que, du fait des propriétés psychoactives de nombreux cannabinoïdes, les chercheurs s’intéressent surtout aux applications antalgiques et antipsychotiques des composés issus de Cannabis sativa. Par ailleurs, les auteurs de l’étude expliquent dans leur communiqué le faible nombre de travaux concernant le potentiel antibiotique des cannabinoïdes par l’interdiction de la plante dans de nombreux États. “Ce type de recherches a longtemps été stigmatisé, mais [depuis la légalisation de la marijuana au Canada en 2018], cette stigmatisation semble diminuer dans le pays“, affirme Eric Brown, professeur de biochimie à l’Université McMaster et co-auteur de l’étude.
Les cannabinoïdes sont des substances soit naturelles (composés extraits du Cannabis sativa ou endocannabinoïdes naturellement produit par l’organisme humain), soit synthétiques capables de se lier dans l’organisme aux récepteurs cannabinoïdes situés à la surface des cellules du système nerveux central ou du système immunitaire.
Ainsi, dans un contexte devenu plus favorable aux recherches sur les composés issus de Cannabis sativa, les chercheurs ont pu préciser l’activité antibiotique de 18 cannabinoïdes disponibles dans le commerce au Canada. En mettant ces 18 composés en présence de colonies de plusieurs espèces et souches de bactéries résistantes aux antibiotiques dont des SARM, ils ont étudié leur capacité à lutter contre l’antibiorésistance. “Tous [les cannabinoïdes testés] ont montré une activité antibiotique“, indiquent-ils par communiqué : tous se sont montrés capables d’empêcher la croissance de colonies de SARM. Ils ont également tous pu inhiber la capacité des SARM à s’agréger en biofilms (communautés de micro-organismes adhérant entre eux et aux surfaces, comme la plaque dentaire) et à éradiquer des biofilms résistants aux antibiotiques déjà formés.
Cette activité antibiotique était cependant plus ou moins importante en fonction des composés : si des cannabinoïdes tels que le cannabicyclol ou l’acide cannabidivarinique ont dû être ajoutés à des concentrations importantes afin d’inhiber la croissance de SARM, d’autres comme le cannabigérol (CBG), un cannabinoïde non psychoactif, ont montré une efficacité à de plus faibles concentrations (2 microgrammes par millilitre).
Un cannabinoïde particulièrement intéressant : le cannabigérol
Du fait de son activité antibiotique importante et de son caractère non-psychoactif, le cannabigérol a particulièrement intéressé les chercheurs. “[Forts de ces premiers résultats,] nous avons synthétisé ce cannabinoïde en quantité [suffisante] pour approfondir la recherche”, racontent les auteurs par communiqué.
Et cette recherche a d’abord consisté en une prémisse d’élucidation du mécanisme d’action du cannabigérol in vitro. En effet, les SARM sont des bactéries Gram positives, c’est-à-dire qui sont entourées par une membrane lipidique elle-même enrobée d’une épaisse couche d’une molécule appelée peptidoglycane. La question que se sont posée les chercheurs était alors la suivante : le cannabigérol agit-il en détruisant la membrane et le peptidoglycane des bactéries Gram positives ? Afin de répondre, les bactériologues ont placé du cannabigérol sur des cultures de bactéries Gram négatives telles qu’Escherichia coli, bactéries entourées par une membrane lipidique et du peptidoglycane, mais également par une deuxième membrane lipidique disposée autour du peptidoglycane. Là, l’effet observé a été nul. Puis, ils ont placé sur des cultures d’Escherichia coli multirésistantes un mélange de cannabigérol et d’un autre antibiotique : la polymyxine B, capable de percer des trous dans la membrane externe des bactéries Gram négatives. Cette-fois, le cannabigérol a été efficace : il a sans doute pu s’infiltrer dans les pores creusés au sein de la membrane externe des bactéries par la polymyxine B afin de s’attaquer à la membrane interne de la bactérie comparable à celle des bactéries Gram positives comme les SARM. Ces expériences révèleraient par ailleurs, d’après l’étude, le potentiel thérapeutique à large spectre des cannabinoïdes.
Puis, les bactériologues et biochimistes ont cherché à vérifier que l’efficacité du cannabigérol était bien conservée in vivo. Pour ce faire, ils ont injecté dans l’abdomen ce cannabinoïde à des souris précédemment infectées par des SARM : le cannabigérol a bien permis d’inhiber la croissance des SARM chez ces souris.
Bientôt un nouveau médicament ?
La démonstration de l’activité d’une molécule in vitro ou chez la souris ne suffit pas à faire de ce composé un médicament : pour qu’un produit puisse être commercialisé, il doit passer par de nombreuses étapes.
D’abord, d’autres études doivent être conduites sur des animaux. Ces investigations réalisées in vivo doivent valider le mécanisme d’action du candidat-médicament, mesurer plus précisément son activité, décrire son devenir dans l’organisme et préciser sa toxicité, explique le syndicat pharmaceutique Les Entreprises du médicament (Leem) sur son site internet. “[Or] une mise en garde notée par l’équipe de recherche concerne [justement] la toxicité du CBG sur les cellules hôtes“, indique le communiqué : la structure du cannabigérol devra sans doute être modifié par des chimistes dans l’objectif d’optimiser son action, c’est-à-dire de conserver (voire d’augmenter) son effet antibiotique tout en réduisant sa toxicité.
Puis, de nombreuses investigations doivent être menées chez l’être humain afin de confirmer les résultats obtenus auprès d’animaux, de déterminer la posologie optimale à laquelle le candidat-médicament doit être administré, d’évaluer le rapport bénéfice/risque associé à son administration et de préciser ses conditions d’utilisation, indique le Leem.
Finalement, si la découverte des chercheurs canadiens ouvre peut-être des perspectives thérapeutiques à moyen ou long terme, elle ne conduira sans doute pas au développement d’un médicament à très court terme, déclare Eric Brown par communiqué.